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Commissionnaire de transport pour le compte de chantiers navals ou de donneurs d’ordres institutionnels pendant un temps, j’ai pu organiser le départ par cargo de flottes entières de pêche entre les ports chinois du Zhejiang et du Fujian et les ports africains de l’est de Maputo (Mozambique), de Lamu (Kenya), de Mutsamudu (Comores) ou encore de Bagamoyo (Tanzanie). Cela m’a donné l’occasion d’aborder avec plusieurs acteurs clés, le délicat sujet de l’influence chinoise en mer au moyen de sa flotte de pêche. Une flotte bodybuildée par un traitement spécial de la part de la Marine de l’Armée populaire de libération (PLAN) ; formation militaire des équipages, accompagnement armé, surdimensionnement du tonnage et de l’équipement embarqué. Une flotte impressionnante tant en taille qu’en nombre et qui arpente aujourd’hui les océans du globe, alimentant au passage les débats houleux sur le pillage soupçonné, mais documenté, des ressources halieutiques, les accrochages présumés volontaires et parfois violents, donnant également un aperçu de cette politique agressive chinoise pour une hégémonie en mer et un contrôle des ressources. Naturellement, cela amène les grandes questions et préoccupations de la pêche illégale, des systèmes d’identification automatique (AIS) volontairement débranchés, de la menace sur la biodiversité ou des trafics en tout genre opérés dans l’ombre.

Si les yeux sont rivés sur la Chine en termes de sécurité des océans, elle n’est pas le seul pays à être sous étroite surveillance. En effet, la plupart des pays côtiers ont un œil plus ou moins aiguisé et technologiquement avancé sur leurs voisins et sur le respect de leur Zone économique exclusive (ZEE). Ce sont des millions de kilomètres carrés de souveraineté qui doivent être surveillés pour remplir les missions régaliennes des états, lutter contre les grands trafics, contrôler le transport maritime et assurer une protection efficace de la biodiversité.

Si tous les états ne sont pas logés à la même enseigne en termes d’Action de l’État en mer (AEM), de marine nationale et d’équipements de surveillance des territoires marins et ultramarins, c’est assez logiquement que l’on retrouve en haut du tableau, les grandes nations avec des intérêts forts et des ZEE importantes. L’ampleur des moyens humains et techniques disponibles dépend ensuite du niveau d’influence que souhaitent développer ces états et le type de menaces qui pèsent sur eux.

En abordant la question de la sécurité maritime dans cet océan Indien au niveau global, on retrouve une convergence des grands thèmes qui la composent sur les autres océans du globe, mais de façon exacerbée. C’est un axe majeur de circulation des marchandises, terreau favorable à la piraterie. Ce sont des richesses halieutiques importantes et à forte valeur commerciale (thons, légines ou calamars) qui aiguisent l’appétit des grands acteurs de la pêche à l’échelle industrielle. C’est aussi la présence militaire des grandes puissances navales et la récurrence des « passages inoffensifs » des navires militaires sous couvert de la lutte contre la piraterie et les grands trafics.

À l’instar de l’ensemble indopacifique qui rassemble un nombre important d’acteurs de premier plan, mais où deux grandes puissances, la Chine et les États-Unis, distribuent quasi seules les cartes à coup d’accords et de partenariats économiques ou de sécurité, on retrouve dans l’océan Indien cette même géopolitique complexe avec cette fois une opposition affirmée entre l’Inde et la Chine et leur sphère d’influence respective. Dans cette partie du monde, les États-Unis y jouent leur rôle habituel, garant autoproclamé de la libre circulation et de la lutte antipiraterie. Le leadership lors des missions et des exercices navals communs avec l’Europe, l’Inde ou l’Australie, ou encore l’interopérabilité avec leur système de surveillance maritime SeaVision devient un leitmotiv important pour contenir sa perte d’influence globale dans la région, due en grande partie à une présence territoriale bien trop faible. Bien que territoire britannique de l’océan Indien et revendiqué par l’île Maurice, l’atoll Diego Garcia situé dans l’archipel des Chagos, bénéficie d’une « session a bail à caractère stratégique » et constitue donc le seul territoire des États Unis dans l’océan Indien.

La Colombo Security Conclave, réunion au sommet sur les questions de sécurité maritime, vient de se terminer ce mois-ci, réunissant Inde, Sri Lanka et Maldives avec en observateurs l’île Maurice, les Seychelles et le Bangladesh. C’est pour New Delhi l’occasion de réaffirmer ses liens historiques et son influence avec des nations qui se tournent parfois fortement vers Pékin quand cette dernière finance un port en eaux profondes (Hambantota) ou le développement d’îlots entiers (Feydhoo Finolhu) à des fins touristiques. Sous couvert de sécurité maritime, c’est maintenant la « course aux lignes de crédit » pour les petites nations insulaires et les états moins fortunés qui souhaitent tout de même se protéger des agressions extérieures dans leurs ZEE. La politique SAGAR (Security and Growth for All in the Region) du président indien Modi fait écho à l’Initiative ceinture et route (BRI) de la Chine et à sa stratégie du collier de perles. En février dernier, New Delhi étend cette ligne de crédit à l’île Maurice pour 100 millions de dollars afin de fournir des navires de patrouille hauturiers, des garde-côtes et des intercepteurs, et confirme du même coup son partenariat stratégique de surveillance avec l’état insulaire.

L’Inde reste aussi très attachée à sa politique du « premier arrivé » en cas de catastrophe ou de crise majeure dans la région et utilise sa marine et ses systèmes de surveillance à bon escient. Le navire d’assistance MV. Nireekshak de sa marine nationale était sur place dès les premières heures du naufrage du Wakashio en juillet 2020. L « Indian Navy » s’est également trouvée très utile à livrer du matériel médical à l’île Maurice, aux Comores ou aux Seychelles, et ce, dès le début de la crise du covid, quand Pékin préférait, elle, se focaliser sur les aides financières. C’est encore une proximité des bases du soutien naval, en propre ou en coopération, qui fait défaut à la Chine dans la région. Cette dernière ne propose de réelles bases de soutien à sa marine qu’au Sri Lanka, au Pakistan et à Djibouti, le collier de perles chinois n’est pas encore assez développé dans l’océan Indien. C’est d’ailleurs pour cela que les derniers documents stratégiques chinois, et finalement, comme ceux de tous les acteurs de la région, insistent énormément sur ce point. On peut s’attendre à une montée en puissance de la PLAN et à de nouveaux accords de coopérations dédiés à la région ; libre accès aux flottes, maintenance des navires, corridors de sécurité, etc.

La France, deuxième puissance maritime mondiale est sollicitée sur ces questions de sécurité maritime grâce à sa ZEE gigantesque qui a nativement développé son industrie et sa technologie dans ce domaine. A l’instar des États-Unis, elle entend bien pousser son leadership et s’imposer comme partenaire de choix. Elle vient d’ailleurs de prendre la direction de la 7e édition du Symposium naval de l’océan Indien (IONS). Le système européen Crimario et son outil de communication et de partage de l’information IORIS, qui est 100 % français, répondent à une demande toujours plus importante en communication, transfert de l’information en temps réel et interopérabilité. Ils étaient encore à l’œuvre le mois dernier lors des opérations et exercices conjoints Cutlass Express 21. États-Unis, France, Madagascar, Maurice, Seychelles, Mozambique, Kenya, Djibouti et d’autres ont participé aux opérations navales, connectées grâce à l’appui des Centres régionaux de traitement de l’information maritime des pays engagés, et ce, dans un but de renforcement de leur coopération et des actions communes.

En plus de proposer des accès techniques à la marine indienne dans les bases de Djibouti ou l’île de la Réunion, la France développe avec l’Inde d’autres coopérations technologiques et des systèmes de surveillance maritime par imagerie satellite avec l’ISRO (Indian Space Research Organisation). Championne dans la construction de patrouilleurs, de bâtiments de soutien ou de détection et de surveillance radar mobile, elle peut également s’enorgueillir de récents succès commerciaux à l’exportation portés par ces implications régionales. On pense aussi à l’Opération Atalante dans la corne de l’Afrique déployée par l’Europe mais d’initiative française qui renforce son aura.

La surveillance maritime passe désormais donc par des alliances et nous pourrions développer des constats similaires sur tous les océans du globe. En mer de Chine on partage les problèmes et les solutions ; la Malaisie, les Philippines et l’Indonésie, pour une surveillance commune des îles Sulu et Swalesi, haut lieu de la pêche illégale et de la piraterie, viennent de s’équiper conjointement du Système SAFE VTS composé d’un mix de radar Furuno S et X-band et de la plateforme reliant les moyens d’action des trois pays. Dans l’océan Pacifique sud et l’océan Antarctique, qui reçoivent également son lot croissant de menaces à mesure que la zone attire l’industrie offshore, les palangriers et les exercices navals, l’Argentine et le Chili s’allient avec la Patrouille antarctique navale combinée (PANC).  

Pendant que les états intègrent cette surveillance maritime dans leurs livres blancs et documents stratégiques, la technologie s’améliore. Ce qui n’était encore qu’un réseau de centre de surveillance et d’opérateurs il y a une vingtaine d’années s’est aujourd’hui transformé en de puissants systèmes intelligents en réseau, interopérables, et maintenus par des géants de l’industrie. Airbus Défense vient d’ailleurs, le mois dernier, de remporter le nouveau contrat de maintenance de SPACIONAV, mix de réseau de satellites à terre et en orbite, de capteurs AIS et d’avions de détection de type Falcon Albatros.

En sus de la surveillance « de terrain », une surveillance par satellite en orbite haute se voit maintenant complétée par des technologies nouvelles et moins cher en déploiement (basse orbite et taille contenue du nanosatellite) comme celle développée par la pépite rennaise Unseenlabs. Cette dernière propulse la détection des navires au niveau supérieur et s’affranchit d’une non-coopération (un émetteur AIS débranché), ou d’une mauvaise météo, le tout en poussant l’autonomie stratégique au maximum. La technologie qui permet de recevoir et reconnaitre n’importe quel signal radio fréquence de tout navire est en effet développée en interne et le dernier satellite BRO-4 a été propulsé par le lanceur européen Vega.

Cette PME tricolore du « New Space » répond en partie aux besoins des années à venir en termes de surveillance maritime. Nul doute que les états, les marines nationales, les gestionnaires de flottes, les ONG, les départements agriculture et pêche ou ceux de l’énergie se sentent ici concernés tant la question est devenue brûlante et nécessite en amont une analyse pointue de l’information pour réagir à temps.

Featured image: courtesy of Unseenlabs